CHAPITRE II
Avec une seconde — une mortelle seconde — de retard, Lorek se jeta à l'abri d'une tenture. Refuge précaire s'il en était. Il avait obéi à un réflexe tout neuf et encore incertain... En même temps, il levait son lance-rayon, prêt à tirer. Peu s'en fallut qu'il ne balayât l'espace d'un trait de feu.
Il reconnut la voix de Ceylane et baissa la main, tout en continuant d'étreindre son arme. Il tenta de distinguer dans la faible clarté du fond de la salle l'ennemi qui menaçait peut-être la jeune femme. Car elle ne portait plus sa combinaison moulante de Paradisienne, mais la robe grise des esclaves soumis aux chasseurs... Non, elle était seule. Elle se moquait de lui.
Il dut traverser de nouveau la salle, dans l'autre sens, pour la rejoindre. Tendu, retenant son souffle, le lance-rayon au poing. Il ne comprenait pas pourquoi elle avait troqué la combinaison qui lui offrait une protection presque parfaite, pour cette misérable robe de servante, à l'étoffe lourde et rugueuse. Mais en y réfléchissant, c'était un déguisement habile. Ainsi, elle pouvait circuler sans se faire remarquer à travers l'ancien Paradis occupé par les chasseurs... Elle secoua d'un geste de défi son opulente chevelure blonde, vaporeuse et ondulée, qui faisait avec la robe misérable un indicible contraste. Elle dénoua le lacet de son col, souleva le bas de sa jupe et montra à Lorek, pour le rassurer, qu'elle avait gardé, sous sa robe, sa combinaison, ses bottes et probablement ses armes. Mais... que voulait-elle faire avec ça ? « Viens... » Elle l'entraîna. Moins d'une minute plus tard, ils se glissaient tous deux par l'entrebâillement d'une porte coulissante, plus qu'aux trois quarts fermée, dans un couloir obscur, étroit, malodorant et suintant d'humidité. Lorek posa le pied dans une flaque d'eau, glissa et dut s'appuyer au mur visqueux pour ne pas s'étaler. Bien que gênée par sa robe d'esclave, Ceylane l'avait distancé de quatre ou cinq pas. Il étouffait tout à coup et l'angoisse lui coupait les jambes. Ils arrivèrent au bout du tunnel. Au-dessus d'eux, une veilleuse de secours diffusait une clarté pâle, vacillante. Ceylane s'arrêta et se retourna vers son compagnon.
— Amour knight ! fit-elle. Oh, tu n'aimes pas que je t'appelle comme ça. Pardonne-moi.
— Je déteste tout ce qui évoque le jeu de ghost... et tous les jeux du Paradis.
Il savait maintenant pourquoi elle s'était déguisée en servante : elle se préparait à le quitter pour se mêler aux chasseurs et aux esclaves. Dans quel but ? Il préférait ne pas le savoir. De toute façon, elle se ferait prendre un jour ou l'autre. Il devait rester libre et se tenir prêt : il pourrait peut-être intervenir à ce moment pour la sauver. Elle et les autres Paradisiens réduits en esclavage par les petits hommes bruns et les étrangers aux cheveux rouges... Oui, il se tiendrait prêt. Il ne croyait pas trop à ses chances de réussir, seul, mais il se battrait.
Ceylane lui caressa la main, celle qui serrait avec force la crosse du lance-rayon.
— Range ça un moment, dit-elle d'une voix douce. Je veux te regarder... de très près. Au cas où je te verrais pour la dernière fois ! ajouta-t-elle sur un ton mi-sérieux, mi-moqueur.
Précision inutile. Lorek avait déjà compris. Il se prêta au jeu. Il posa devant elle, à la fois détendu et droit, le visage offert comme pour un portrait, les paupières un peu baissées à cause du faisceau de la lampe que Ceylane braquait sans pitié sur ses yeux»
— Comme tu as changé ! fit-elle.
— Toi aussi, dit-il machinalement.
Réflexion faite, il se déjugea.
— Ou plutôt non, tu n'as pas beaucoup changé. Tu es...
— C'est la barbe, dit-elle, qui te donne un autre air. A ton avantage !
Lorek sourit et, d'instinct, caressa la toison brune, légèrement bouclée, qui mangeait ses joues, cernait sa bouche et s'embroussaillait sur son menton. Son visage, ovale et mince quand il était imberbe, paraissait plus rond, plus ferme. Son regard avait perdu un certain velouté presque féminin qui le caractérisait autrefois. Plusieurs veines saillaient sur ses tempes et son front. Son type grec s'était effacé. Il aurait pu passer pour un primitif diurne, un Eloan de forte taille, bien qu'il ne fût pas très grand pour un civilisé.
Ceylane lui paraissait plus petite qu'au temps du Paradis, peut-être à cause de sa robe grossière, peut-être aussi parce qu’elle avait forci des hanches et des épaules. En même temps, son visage amaigri s'était comme allongé. Ah, c'était un effet de sa coiffure sauvage. Pour ne pas être gênée par l'énorme crinière blond roux qui flottait sur ses épaules et étalait jusque sur sa poitrine ses longues boucles dépliées, elle avait épointé les mèches les plus longues et lié le tout sur sa nuque, en une queue de cheval volumineuse, rebelle et superbe.
Sa peau, qu'il avait connue d'un rose très doux, presque diaphane, dans l'atmosphère climatisée d'Edenla, avait pris tout de suite une teinte bronze clair, avec quelques rougeurs de brûlure, dues plutôt au gel qu'au soleil, bien pâle en ce précoce hiver. Ses yeux verts s'étaient assombris sans rien perdre de leur éclat, et cela demeurait un mystère pour Lorek. Mais il se trompait peut-être. Il ne savait plus... Son regard à lui avait changé aussi. Mais il évitait maintenant de s'examiner dans les miroirs, bien qu'il eût aménagé une salle de bains à l'ancienne assez confortable, vingt mètres au-dessous du musée d’armes.
Ceylane l'étudiait toujours et il ressentit un malaise. Il parla pour essayer de le dissiper.
— J'ai tout ce qu'il faut à la base pour m'épiler la barbe ou pour me raser. Mais je sais que ça ne durera pas toujours. Alors, j'ai préféré renoncer tout de suite.
— Je sais. Tu l'as dit cent fois !
Elle n'ajouta pas : « C'est à cause de ça que je te quitte. » Mais peut-être le pensait-elle. Il baissa la tête, un peu honteux. Maintenant, il avait hâte d'en finir. Rien de ce qu’il pourrait dire ou faire ne la retiendrait. Il le savait. Elle avait décidé depuis longtemps de tenter sa chance en solitaire. Si elle n’était pas partie plus tôt, c’est parce qu’il l’avait arrachée aux chasseurs d’esclaves et lui avait sauvé la vie. Elle restait avec lui par reconnaissance. Elle prolongeait leurs adieux pour adoucir la blessure qu'elle ne pouvait plus éviter de lui infliger.
Les Paradisiens, autrefois, s’appelaient « amour » en toute occasion. Mais les mots tendres cachaient l’indifférence à autrui, l’égoïsme, la cruauté parfois. Ils n'avaient entre eux que des rapports superficiels. L'apprentissage de la vie serait difficile pour les survivants. Lorek lui-même eût été incapable de définir les sentiments qu’il éprouvait pour Ceylane. C’était un peu plus qu’une tendre camaraderie, jointe à une amitié fraternelle. Mais ils ne s’entendaient pour rien, sauf peut-être pour l'amour-jeu, à la mode paradisienne. La jeune femme avait sans doute raison de s’en aller. Lorek appréhendait la solitude et la désirait en même temps. Un jour peut-être, dans très longtemps, ils seraient mûrs tous les deux pour se retrouver et se rejoindre. S'ils survivaient et s'ils échappaient aux chasseurs d’esclaves...
— Bonne chance, Lorek ! dit-elle.
Et elle baissa la lampe.
— Bonne chance, Ceylane, fit-il en clignant les yeux.
Pendant près d'une minute, il tâtonna dans l'obscurité complète et il se crut même aveuglé pour de bon. Il aurait voulu poser une question à Ceylane sur ses projets, non par pure curiosité, mais parce qu'il souhaitait accorder son action avec celle de son ancienne compagne. Mais sans doute n'avait-elle aucun plan. A son habitude, elle comptait improviser et, au fond, ce n'était pas plus mal. En tout cas, il était trop tard pour lui poser la question.
Désorienté, il tourna en rond un moment. Puis il retrouva sa lucidité et son sens du danger et il s'éloigna en hâte, son lance-rayon dans la main droite. Il remit en place sa lampe frontale mais ne l'alluma pas. Elle faisait de lui une trop belle cible. Il préférait s'éclairer dans les tunnels avec une petite torche fixée à l'index et au médius de sa main gauche. Dans certains cas, lorsqu'il devait libérer ses deux mains pour franchir un passage difficile, la lampe frontale devenait indispensable... Il était assez fier de son adaptation à la vie sauvage, une vie d'action, de risque permanent, une sorte de guérilla où la fuite, face à la plupart des ennemis, était souvent la seule victoire.
A deux cent cinquante pas de l'endroit où il avait perdu Ceylane, sans doute pour toujours, il arriva à une intersection presque normalement éclairée. Il éteignit sa lampe. Il était déjà passé par là et... ce n'était pas la meilleure voie possible pour rentrer à sa base. Mais rien ne l'obligeait à rentrer directement à la base. De plus, l’idée de retourner en arrière lui répugnait, non seulement à cause du danger, mais parce que... Voyons? Parce qu'il ne voulait plus mettre les pieds dans ce qui était désormais le territoire de Ceylane. Un jour peut-être il aurait envie de revoir la jeune femme. Maintenant, tout de suite, c'eût été une épreuve insupportable.
Le cœur serré, il s’engagea sur la voie de gauche, qui menait à une cryovault. Là, des centaines ou des milliers de Paradisiens qui avaient choisi l'hibernation, dormaient du long sommeil. En attendant que les hommes des étoiles soient de retour pour les réveiller... Les installations souterraines fonctionnaient-elles encore? Il croyait savoir que chaque cryovault disposait d'une source autonome d'énergie qui pouvait alimenter durant des siècles les bacs réfrigérés où nageaient les corps endormis. Impossible de savoir. Les portes blindées ne laissaient filtrer aucun bruit, aucune lueur. Elles ne s’ouvriraient que... Lorek se demanda vaguement comment procéderaient les hommes des étoiles pour ouvrir les cavernes cryogéniques et rendre la vie à ceux qui les attendaient comme des dieux. En fait, c'était sans importance. Il ne croyait pas au retour des humains partis à la conquête du lointain espace des millénaires plus tôt. « C'est nous, pensa-t-il, qui irons les rejoindre... » Mais il ne croyait guère, non plus, que les survivants du Paradis puissent partir à leur tour pour les étoiles, dans dix ans, dans cent ans ou dans mille ans. Avec une mauvaise humeur puérile, il se disait que Ceylane et lui-même avaient en se séparant saboté l’avenir de l'humanité.
« Sacré idiot, va! » En riant, il se mit en route vers la cryovault. Il avait envie de voir la porte blindée et de la toucher. De donner des coups de pied inutiles contre le métal en rêvant à un moyen mystérieux d’entrer dans la caverne.
Pénétrer dans la cryovault, réveiller les dormeurs du long sommeil. Les armer, chasser les marchands d'esclaves et recréer la civilisation d’avant les paradis...
Aucune chance, il le savait. Mais ça valait quand même la peine d'essayer.
Et voilà. Il avait trouvé la porte. Par respect, il l'avait frappée avec ses poings et non avec ses pieds chaussés de bottes. Effet nul, comme prévu. Il espérait seulement que les hommes aux cheveux rouges qui découvriraient bien les entrées des cryovaults, si ce n'était déjà fait, se montreraient aussi impuissants et désarmés que lui-même devant le rempart qui protégeait les dormeurs. Qu'arriverait-il aux hibernants si les chasseurs d'esclaves étaient assez malins pour... Non, non, ils n'étaient pas beaucoup plus malins que les petits hommes bruns, les Eloans, malgré leurs fusils et leurs chevaux. D'ailleurs, les primitifs nocturnes, les Iriens, avaient aussi des chevaux. Pour le reste, ils en étaient tout au plus à l'âge du bronze. Ni les uns ni les autres ne pénétreraient jamais dans les cryovaults.
Mais alors, qui réveillerait donc les dormeurs avant qu'il ne soit trop tard ? Lorek rêvait. Tout au fond de lui, une petite voix tentatrice murmurait : « Pourquoi pas toi ? Pourquoi pas toi ? »
Maintenant, il rentrait à sa base, sous le musée d'armes. Seul et étreint par le sentiment de sa solitude.
Il marcha un moment sans faire attention, faute qu'il ne commettait pour ainsi dire jamais dans les souterrains. On eût dit qu'une partie de lui-même souhaitait s'enfoncer dans le labyrinthe pour s’y perdre. Enfin, il se rendit compte du danger et s'arrêta. Il s’étonna encore une fois d’être seul et frissonna. Peut-être n'aurait-il plus jamais de compagne. Mais c’était mieux que l’esclavage.
Il braqua le faisceau de sa lampe sur les murs, le sol, le plafond. La lumière révélait un peu partout des creux et des bosses, de larges taches noires d’humidité et des crevasses dans le revêtement, à travers lesquelles s'infiltraient la terre et les gravats. Le couloir mesurait à peine un mètre cinquante de large, sur moins de deux mètres de haut. On n'y voyait aucune trace d'un quelconque système d'éclairage. Lorek pensa qu'il s'était aventuré dans une zone abandonnée depuis longtemps. Il examina les lieux avec attention, haussa les épaules et sourit pour lui seul. « On continue? Pourquoi pas ?
Il repartit calmement. Il avait de l'eau et des vivres pour deux jours. D'ici là, il trouverait bien une sortie au cas où il ne pourrait rejoindre sa base du musée d'armes.
La température semblait plus basse que dans les voies principales. Une étrange odeur flottait dans l'air. Une acidité d'origine chimique? Ces deux indices cumulés annonçaient peut-être la proximité d'une cryovault secrète. Il respirait mal. Il dut s'arrêter de nouveau et s'appuyer au mur.
— Tu es sûr d'être sur le bon chemin, Lorek Sam Lara ?
Il avait posé la question à haute voix. Il répondit un peu plus bas :
— Je ne suis sûr de rien, Lorek Sam Lara. Quelle importance ?
— Ne commence pas à jouer les désespérés.
— Oh, je sais. La route sera longue jusqu’aux étoiles.
— Tu as fait exprès de te perdre, hein ?
— Ferme ta gueule et écoute !
Il se figea et guetta un bruit minuscule et lointain. « Flap flap! » Et plus rien. Un bruit infime mais net, dans le silence sépulcral du souterrain. Cela aurait pu être n'importe quoi. Deux pieds humains glissant sur une tache d'humidité ou un claquement d'ailes de chauves-souris... Mais il n'avait pas rencontré un seul animal dans les tunnels du Paradis. Peut-être existait-il toutefois quelques arthropodes et quelques vers. Tous les sons y étaient déformés amplifiés ou estompés.
— Où m'emmènes-tu, Lorek Sam Lara ?
Il tendit la main en avant, d'un geste vague.
— Par là, tout droit, Lorek Sam Lara.
— Très bien. Allons-y.
Il se remit en route. Un peu plus tard, il entendit de nouveau le bruit mystérieux qui semblait l'accompagner de loin. Par curiosité, il cogna à plusieurs reprises contre des portes métalliques murées dans la paroi. Ce n'était qu'un jeu. Il arriva à une nouvelle intersection, qui comportait un double rond-point, avec cinq voies sur le premier et trois ou quatre le second. A cet endroit, l'éclairage de secours fonctionnait faiblement autour des deux troncs d'ascenseurs. Inutile de vérifier l’état des ascenseurs. Aucun d'entre eux ne marchait depuis bien avant la chute du pilier.
Lorek avait consulté les archives d'Edenla, autrefois. Il avait appris que les Paradis, avec leur champ de force et leur dôme protecteur, étaient installés en général au-dessus d'anciennes cités souterraines, construites beaucoup plus tôt, lors d'une guerre chimique et bactériologique mondiale. Des cités immenses, enterrées jusqu'à des centaines de mètres de profondeur. « Des armées entières pourraient s'y perdre », disait le commentaire. Ce qui était peut-être un avertissement...
— Tu n'es pas une armée, Lorek Sam Lara !
Il s'approcha d'une coulée d'eau qui ruisselait à l’angle du couloir et semblait provenir d'une fente du plafond. Il but longuement, en produisant un bruit de succion forcé, pour s’amuser ou plutôt pour faire contre mauvaise fortune bon jeu. Il examina les lieux, sa lampe d'une main, son lance-rayon de l’autre. Non, il ne se souvenait pas d’avoir déjà traversé ce carrefour.
Il sursauta, croyant de nouveau entendre un bruit suspect dans le tunnel qu'il venait de quitter. Et puis...
Alors qu'il braquait sa lampe sur la droite, un reflet fila vers la gauche, frôlant sa tête. Comme... comme si un insecte volant resté dans l'ombre du tunnel avait filé brusquement vers la pâle lumière diffusée autour du rond-point par les barres d'éclairage. Il crut voir l'insecte... ou l'objet changer de trajectoire et s’élever jusqu'au plafond, avant de disparaître. Peut-être une illusion de Ses yeux fatigués de scruter l'obscurité. Puis il se souvint des mouches. C'étaient des espions électroniques guidés par la chaleur corporelle des cibles et capable d'y puiser leur propre énergie. On s'en servait dans certains jeux, au temps de la splendeur du Paradis. Les robots savaient les diriger. Puis ils avaient disparu au fil des ans, comme Edenla vieillissait.
A moins que certains spécimens du genre aient subsisté mystérieusement dans le labyrinthe de la ville souterraine... « On verra bien, se dit-il. Allez, marche, Lorek Sam Lara ! » Il atteignit une section non éclairée et un rond-point obscur. Il choisit la deuxième voie sur la gauche, un tunnel étroit et sinueux. Il frissonna. De froid et de... Il avait depuis un moment la sensation d'être épié. Peut-être parce qu'il croyait avoir décelé une mouche ?
Il songea : « Si je ne me suis pas trompé, la mouche doit être là, à deux ou trois mètres derrière moi, en train de sucer ma chaleur... » Il s'arrêta, régla d'une simple pression du doigt le faisceau du lance-rayon à la largeur maximum.
— Tu as peur, Lorek Sam Lara? fit-il en riant pour dissiper l'angoisse qui l'étreignait. Ne crains rien. Si cette chose existe ailleurs que dans ta tête, je vais t'en débarrasser. Hein ? Pas le temps de t'expliquer. Il faut faire vite, en profitant de l'étroitesse du tunnel. Attention !» Il se retourna brusquement et tira. Le tunnel s'emplit pendant deux ou trois secondes d’une lumière blanc mauve, comme ouatée. Puis Lorek relâcha la pression de son doigt, abaissa le canon de son arme et se mit à courir, pris d’une allégresse inexplicable.
— Camarade!
Lorek éteignit sa lampe, se colla contre la paroi du tunnel. Une vive clarté illuminait l'intersection, à trente mètres de là, projetant une lueur jusqu'au coude où il se tenait. Il attendit, le cœur battant, prêt à la fois à se jeter dans les bras de l'homme qui l'avait interpellé et à se battre sauvagement contre une horde d'ennemis. Il avait envie de répondre à l'inconnu : « Je suis là, seul... Heureux de te rencontrer ! » Mais il se tut, rassembla toute sa méfiance, toute sa rage pour s'en faire une sorte de bouclier psychique.
— Ho? fit l'homme. Tu es du Paradis? Tu es perdu dans le labyrinthe? Nous aussi. Nous...
La suite de la phrase fut mangée par l'écho. Etait-ce également l'écho qui donnait à la voix du mystérieux « camarade » un accent rauque, métallique, dur, que Lorek n'avait jamais entendu au Paradis. L'homme reprit un ton plus bas :
— Nous venons d'une cryovault. Nous avons été réveillés... et nous ne comprenons pas ce qui se passe !
Lorek pensa : « Ah, c'est pour ça qu'il a cet accent bizarre. Il a dit nous... Combien sont-ils ? Est-ce eux qui ont lancé des mouches ? » Il ne se décidait pas à répondre. Et si c'était un piège tendu par les chasseurs d'esclaves ?
Mais les chasseurs ne pouvaient pas avoir de mouches !
La voix rauque se rapprocha soudain :
— Si tu es un ennemi, lâche tes armes!
« Comment peuvent-ils savoir que je suis seul ? Grâce à leurs mouches ? Alors, ce ne sont pas des primitifs, ni des marchands d'esclaves. Ils viennent bien d'une cryovault. Pas d'autre explication possible. L’homme n'a pas menti... » Lorek essayait-de se convaincre lui-même. Mais il doutait encore.
Cependant, il ne pouvait prendre le risque d'ouvrir le feu sur des Paradisiens échappés par miracle d'une caverne d'hibernation.
— Jetez vos armes et avancez dans la lumière ! cria l'inconnu.
Lorek le soupçonna d'être aussi seul que lui-même. C’était un comportement bien étrange pour un Paradisien tout juste sorti d'une cryovault. Non, Lorek ne pouvait y croire. Il écouta et, de nouveau, crut entendre ce bruit bizarre qu'il n'avait su identifier : « flap-flap » ou peut-être « clap-clap ». Il songea : «Est-ce que ce ne serait pas un aboiement étouffé par on ne sait quoi ? »
Un chien alors ? Les primitifs eloans, mercenaires des marchands d'esclaves, se faisaient toujours accompagner par leurs bêtes... Lorek serra les dents et se prépara au combat. Il n'avait affronté jusqu’ici que les robots détraqués par la chute du pilier d'énergie. Un léger coup de poinçon lui traversa le cœur et le souffle lui manqua. Il lui faudrait se battre contre les hommes... Pour libérer Ceylane, il avait intercepté un groupe de primitifs convoyant leurs esclaves. Mais tous ses adversaires avaient pris la fuite quand il avait fait usage de ses armes. Maintenant, ce serait différent. Il le pressentait. Mais il n'avait pas le choix. A moins que la fuite soit encore possible... Il réfléchit, plaqué au mur. Les circonstances lui étaient plutôt favorables, car les chasseurs croyaient certainement l’avoir trompé. L’effet de surprise serait à son avantage, ce qui ne se produirait plus jamais s'il s’enfuyait.
— Vous êtes cerné ! cria encore la voix étrangère.
— Je suis un Paradisien et je suis seul, lança-t-il en réponse. Qui que vous soyez, je ne vous veux pas de mal.
— Quel est votre nom ?
— Lorek Sam Lara. Je... je viens de la surface. Le pilier d'énergie s'est écroulé. Le Paradis est envahi par les primitifs !
— Ah bon... Etes-vous armé ?
— Je... je crois que mon pistolet est déchargé. Et je suis épuisé. Je meurs de soif... Avez-vous de l’eau ?
Lorek se découvrait avec émerveillement des trésors de duplicité. L’autre répondit en hâte : « Oui, oui, nous avons de l'eau. On te donnera à boire! » Lorek s’interrogea encore sur la mouche. Avait-elle seulement existé? Si oui, l'avait-il détruite ? De toute façon, elle ne pouvait appartenir aux marchands d’esclaves, à peine moins primitifs que leurs serviteurs eloans.
— Je vous rejoins ! cria-t-il.
— Avance vers la lumière! commanda la voix. Lorek glissa à pas de fauve en direction du carrefour éclairé. Il rasait le mur de droite, le lance-rayon serré dans son poing.
— On a confiance en toi. Mais on préférerait que tu jettes ton arme, Lorek Sam Lara. Ce qu’il te faut, c’est de l’eau, hein ?
— Oui, gémit Lorek. De l’eau, de l’eau, de l'eau... Malgré sa résolution de se battre, il cherchait désespérément un moyen de s’en sortir par la ruse, en épargnant son adversaire. Il existait peut-être une chance sur cent pour que l’inconnu soit bien ce qu’il prétendait être et dans ce cas... Mais il ne trouvait rien. Il s’arrêta pour habituer ses yeux à la lumière. L’idée lui vint de cacher son lance-rayon derrière sa tête, en engageant le canon sous le col fourré de son faust, combinaison thermostatique perfectionnée... mais gravement détériorée. Ses cheveux longs pouvaient sans doute dissimuler la crosse.
Puis il se présenta au carrefour, les mains nouées sur sa tête.